L’émotion est un outil puissant lorsqu’il s’agit de véhiculer un message ; la campagne 2008 du SERNAM en joue d’ailleurs, puisqu’elle s’y met au service de la lutte contre les violences domestiques faites aux femmes en mettant en scène le visage tuméfié d’une victime. Mais jusqu’où l’éthique qu’impose la communication d’intérêt général permet-elle son utilisation ? Peut-on réellement argumenter à tout prix ?
« Que les excuses ne multiplient pas la douleur. Rien ne justifie la violence contre les femmes » : tel est le slogan de la campagne menée en 2008 par le Servicio Nacional de la Mujer (SERNAM), afin de lutter contre les violences domestiques au Chili. Sur l’affiche, les visages meurtris et en pleurs d’une femme se découpent sur un fond noir, attrapant le regard, marquant les esprits. Dans une image où l’usage du pathos domine, peut-on alors considérer cette affiche comme une communication d’intérêt général (CIG) ? C’est ce que nous tenterons d’évaluer dans ce travail. Dans un premier temps, nous verrons en quoi la campagne répond aux principaux critères définitionnels de la CIG ; dans un second temps, nous analyserons de quelle manière la forme soutient le message dans le but de mener au changement social. Finalement, nous nous pencherons sur la question de la victimisation de la femme, frôlant au nom d’une argumentation efficace des limites éthiques primordiales au sein de cette forme de communication.
La communication d’intérêt général est un domaine « sans appellation d’origine contrôlée » (Manasterski, 2023), un champ en perpétuelle mutation à la définition jamais complètement fermée et aux frontières intrinsèquement floues. Elle est à appréhender en fonction de son contexte, de son émetteur et de son contenu, mais aussi plus généralement à la lumière d’autres théories voisines dont elle s’inspire et avec lesquelles elle entre en interaction : la communication publique, la Public Interest Communication (PIC) ou encore la non-profit communication. Voyons maintenant en quoi la campagne du SERNAM peut être prise en compte dans le cadre de cette forme de communication.
La campagne est d’abord fondamentalement non-commerciale et s’adresse à un public général et inclusif. Le SERNAM est en effet un service public décentralisé promouvant l’égalité homme-femme, et en tant que tel sa communication « est ‘d’intérêt général’ ; elle émane du gouvernement à l’adresse du plus grand nombre » (Burger, 2013, 12). En CIG, comme en la communication publique, la « mission prioritaire [est] de veiller à l’intérêt général et non pas de poursuivre le profit » (Bessières, 2018, 499). L’affiche remplit donc ces critères, puisqu’œuvrant dans une optique de sécurité publique et touchant un public large (constitué tant de femmes potentiellement victimes de violence pouvant s’identifier à cette représentation que de passants lambda, afin de les sensibiliser à reconnaître ces situations d’abus dans leur entourage).
Parmi les buts de la campagne, on retrouve des objectifs de communication publique tels que la socialisation – visant à diffuser des valeurs et modèles d’être en société jugés bons (Bessières, 2018, 500), mais aussi la notion de changement social, qu’on retrouve encore en Public Interest Communication et qui est inhérente à la CIG. En effet, il s’agit ici de réaliser un changement dans les comportements individuels, qui soit positif, important et durable (Christiano, 2017, 7) dans le cadre de la violence envers les femmes – jugée problématique dans les valeurs sociétales actuelles. Alors, faire changer les comportements pour mieux vivre en société, mais comment ?
Ann Christiano relève cinq règles pour avoir une campagne efficace (Christiano, 2017, 12), dont quatre sont notamment relevables dans notre cas. Le premier aspect est le caractère visuel de l’affiche : ici, on est directement interpellé par les regards Y-Y de cette femme, dont les quatre portraits successifs se découpent nettement sur fond noir. Ce dernier présage un message sombre, grave, et notre horizon d’attente n’est pas déjoué : les visages sont marqués par la violence (le bleu, la joue rouge) et la douleur (les yeux vides, les traces de larmes). Cette interpellation purement visuelle, qui ne passe pas par un « nous » ou « vous » verbal, implore la fin de l’indifférence, un changement social pour mettre fin à cette situation.
Malgré une construction non-séquentielle, cette situation est d’ailleurs mise en récit, afin de provoquer l’émotion en décentrant le spectateur et en le faisant rentrer dans cette réalité (même si celle-ci lui est inconnue) : on use d’histoires pour engager ces nouveaux acteurs dans la cause. La narration se fait non seulement grâce aux images, qui injectent une temporalité et un état précédant celui qui nous est exposé, mais aussi grâce aux phrases-excuses de l’homme-agresseur rapportées sous les portraits1, qui reconstruisent la situation sans qu’on ne la voie. La seule représentation des hommes via le discours permet également une certaine généricité, et donc une identification plus facile pour les femmes-victimes.
Mais l’affiche ne se limite pas au narratif. Le récit sert l’argumentation, qui se fait de manière fragmentée : via les exemples des excuses de l’agresseur, mais aussi via les affirmations du slogan. Formulées à l’impératif, sans connecteur argumentatif, elles impliquent une certaine normativité décidée par l’État et se basent sur la raison : on se connecte aux valeurs du public (« frapper une femme est ‘mal’ »).
Finalement, l’affiche fait usage de l’émotion pour être efficace, ce qui nous mène au dernier point : l’éthique. La CIG contient des valeurs éthiques cardinales qui en fixent les bornes: l’honnêteté, la transparence, la dignité, mais également la relativisation de l’efficacité – car « argumenter ‘à tout prix’ nous ramènerait à la manipulation » (Breton, 2006, 23). Son discours est argumentatif, mais il « suppose une dominante de raisonnement et, parallèlement, une minoration de l’appel aux sentiments » (Breton, 2006, 36). Dans cette optique, la dimension éthique pose problème dans notre cas.
En effet, « l’hyperréalisme des situations mises en scène et la dramatisation traduisent un fonctionnement centré sur le pathos » (Hernandez Orellana, 2013, § 10), ne mettant l’accent que sur les violences physiques et l’image de la femme battue. Cette représentation stéréotypée permet de susciter la compassion et d’assurer l’impact du message de sensibilisation, mais ce faisant « seule une partie du problème des violences faites aux femmes est rendue visible, masquant l’ampleur et la complexité du phénomène » (Hernandez Orellana, 2013, § 26) – notamment les violences psychologiques. En plus d’empêcher l’identification d’une partie des victimes concernées à son affiche, la campagne construit cette image de femme-victime vulnérable, « en situation de passivité plutôt que d’agentivité » (Hernandez, 2013, § 2), incapable de se défendre et dépourvue de parole : « le véritable protagoniste de l’action n’est pas la femme qui raconte ce qui lui est arrivé, mais l’agresseur […] » (Hernandez Orellana, 2015, 76). Si l’affiche fait aussi appel au raisonnement, c’est bel et bien l’appel aux sentiments qui domine ici, suscitant l’émotion par le narratif, le réalisme du visuel et la victimisation de la femme. Se pose alors la question des limites de l’efficacité : jusqu’où peut-on aller pour soutenir notre cause, y compris au nom de l’intérêt général ?
Au terme de la présente analyse, nous pouvons conclure que la campagne de 2008 du SERNAM coche de nombreux critères définitionnels de la communication d’intérêt général, et peut donc se comprendre dans ce cadre. Malgré tout, la question de l’éthique se pose dans notre cas, nous rappelant l’importance de l’équilibre de l’argumentation en CIG (telle que théorisée par Breton) et les limites incertaines de cette théorie de la communication.
Sources
BESSIÈRES, Dominique. (2018). « La communication publique », in Libaert, Thierry (ed.), Communication, Paris, Vuibert, pp. 491-516.
BRETON, Philippe. (2006 (1996)). « L’argumentation, une question éthique / L’argumentation, un raisonnement de communication », in L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte (Repères), pp.23-38.
BURGER, Marcel. (2013). „Qu‘est-ce qu‘un discours de communication publique“, in Cahiers de l’ILSL, N° 34, pp. 3-41.
CHRISTIANO, Ann. (2017). “Building the Field of Public Interest Communications”, in Journal of Public Interest Communication, 1/1, pp.4-15.
HERNANDEZ ORELLANA, Myriam et KUNERT Stéphanie. (2013). « Ethos de l’État et pathos communicationnel : les campagnes gouvernementales de lutte contre les violences faites aux femmes (Chili, France 2006-2010) », Semen [En ligne], 36, consulté le 06 janvier 2024 sur http://journals.openedition.org/semen/9878.
HERNANDEZ ORELLANA, Myriam. (2015). « Communication publique et violence intrafamiliale au Chili », Mots. Les langages du politique, 109 | 2015, pp. 67-82.
HERNANDEZ ORELLANA, Myriam. (2018). « L’importance de la ‘conscience de genre’ pour la prévention des violences au sein du couple : les campagnes de communication publique au Chili et en France (2006-2012) », Autrepart, 85, pp. 149-164.
MANASTERSKI, Valérie. (10 avril 2023). « C’est quoi le cours… ‘Théories et mission de la communication d’intérêt général’ ? », Consulté le 24 avril 2023 sur https://pointcomm.unine.ch/cest-quoi-le-cours-theories-et-mission-de-la- communication-dinteret-general/.
OLLIVIER-YANIV, Caroline. (2014). « La communication publique. Communication d‘intérêt général et exercice du pouvoir », in Olivesi, Stéphane (ed.), Sciences de l’information et de la communication, Grenoble, PUG, pp. 103-118.
Ce travail a été réalisé pour le cours “Théories et mission de la communication d’intérêt général”, dans le cadre du Master en création de contenus et communication d’intérêt général de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.