La prévention anti-puffs de la Ville de Lausanne : étude de cas d’une campagne pour la protection de la jeunesse

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© Ville de Lausanne / 2023

Au printemps 2023, la Ville de Lausanne lance la campagne « Parlons puff ! », réalisée en collaboration avec Unisanté, le Conseil des jeunes et un groupe composé de professionnels de la santé et de l’éducation. Cette opération de communication met en garde contre les dangers des nouvelles cigarettes électroniques jetables, disponibles en kiosque et en vente libre. Analysons les enjeux de cette campagne, et le type de communication qu’elle emploie et les moyens qu’elle met en œuvre pour atteindre ses objectifs.

La campagne Parlons puff ! a la particularité de s’adresser à un public jeune, et de se déployer sous des formes modernes et variées : flyers, vidéos, jeu de société et même rap de prévention composent sa stratégie de communication. Déployée à la fois sur des supports physiques imprimés et sur des supports digitaux, Parlons puff ! s’est également installée sur les réseaux sociaux puisque la campagne possède son propre compte Instagram (@parlons_puff). Elle est également relayée sur les canaux de communication officiels de la Ville de Lausanne et du Conseil des jeunes.

Sensibiliser et informer les jeunes et leur entourage des dangers du produit, mais aussi du rôle que joue la publicité et des stratégies marketing mises en place pour attirer et «piéger» la jeunesse sont les deux principaux objectifs de cette campagne.

Communication publique ou Public Interest Communication ?

En tant qu’institution publique, la Ville de Lausanne est un acteur de l’espace public. Inscrite dans le système démocratique suisse, elle a à cœur l’intérêt général de la population et représente l’autorité. Sa communication, de facto publique, contribue à la régularisation de l’espace public et des comportements des individus (Ollivier-Yaniv, 2014, 104)  et répond à un objectif de cadrage normatif que Caroline Ollivier-Yaniv décrit dans son article « La communication publique communication d’intérêt général et exercice du pouvoir » comme « un outil de gouvernement du social »  (Ollivier-Yaniv, 2014, 113). La campagne « Parlons puff ! » promeut des valeurs de santé et de protection de la jeunesse, qui entrent dans le cadre de la communication d’intérêt général. Cependant, elle se heurte à une valeur fondamentale de notre société : la liberté individuelle. En effet, en l’absence de lois contraires, il appartient à chaque individu de disposer de son propre corps (Breton, 2006, 25). Dès lors, la démarche entreprise par la Ville de Lausanne ne peut être qualifié de purement informative, elle correspond aux critères d’engagement, sans but commercial, en faveur du collectif et qui visent un changement social signifiant et durable (Dubied, Cours 3, 2023), des critères qui correspondent à la Public Interest Communication (PIC). Elle corrobore l’observation suivante de Caroline Ollivier-Yaniv :

[…] La communication publique se substitue aux formes classiques du contrôle de l’État sur les individus (…) lorsque les institutions démocratiques sont dans l’impossibilité matérielle et éthique de contrôler l’application d’une préconisation.
Caroline Ollivier-Yaniv
2014, 113-114.

En ciblant un public sociodémographique précis, à savoir les jeunes, la campagne vise à influencer les comportements des futur·es acteur·ices de la société. En l’absence d’un appareil législatif coercitif, la préconisation de non-consommation passe par l’alliance d’un argumentaire léché et de supports de communication modernes : une stratégie dont nous nous attèlerons à démontrer la pertinence.

 

Réutiliser les codes pour mieux les critiquer

Comme précédemment évoqué, la campagne « Parlons puff ! » s’articule autour de supports de communication variés. Son slogan principal est décliné en plusieurs versions. Sur ses affiches, sur fond noir et en capitales, on peut lire :

Affiche de la campagne "Parlons puff" de la Ville de Lausanne

L’utilisation de couleurs vives sur fond noir évoque à la fois la puff en tant qu’objet, disponible en plusieurs couleurs très attractives, tout en l’ancrant dans un univers sombre qui souligne ton grave du propos. La rupture de ton du slogan est appuyée par la mise en forme du message ; la police blanche extirpant le lecteur du monde coloré de la cigarette jetable pour le ramener à une dimension désillusionnée. En appuyant ainsi le discours, on cherche à créer une émotion forte et percutante chez son∙sa lecteur∙rice. Naviguant entre une sobriété colorimétrique et une mise en couleur, le visuel reprend les codes marketing de la puff pour mieux les détourner. Car si l’objet est particulièrement prisé par les jeunes, c’est notamment grâce à son marketing alléchant, son prix attractif et ses déclinaisons variées. Sa ressemblance frappante avec un stylo ou une clé USB rend la puff discrète et lui permet de se cacher facilement dans les trousse des écolier·ères, comme le suggère la campagne sur son flyer et dans l’une de ses vidéos Youtube et Instagram.

Les affiches critiquent frontalement la nature questionnable de la puff : sa dimension jetable qui l’inscrit dans une logique consumériste et non-écologique, ses composants opaques et son penchant addictif. La campagne de prévention de « Parlons puff ! » dénonce à la fois la fabrication, la durée de vie limitée et le caractère polluant de l’objet. Cet engagement – notamment écologique – est le socle d’un argumentaire mobilisant des valeurs communes, qui vise l’adhésion du public cible au travers d’un raisonnement critique (Bernier, 2014, 46). Voyons maintenant quels moyens rhétoriques permettent à la campagne d’atteindre cet objectif.

Une argumentation par l’éthique

Selon Clermont Bégin, « l’une des caractéristiques des sociétés pluralistes contemporaines est leur refus des anciens dirigismes et, de ce fait, elles ne reconnaissent donc plus à quiconque, du moins officiellement, le pouvoir de dire, au nom de tous, ce qui est le bien et ce qui est le mal » (Bégin dans Bernier, 2014, 48). Alors, considérant l’importance de la liberté individuelle en tant que valeur, comment tenir un discours de prévention tout en évitant une levée de boucliers ? En s’adaptant aux canaux de communication populaires et aux formats appréciés des jeunes, la Ville de Lausanne évite précisément d’incarner le dirigisme évoqué par Bégin. Ollivier-Yaniv l’affirme, la modernisation de l’Etat, notamment par Internet, permet un renouvellement du rapport au public (2014, 112) . En choisissant d’intégrer des représentant·es de son public cible au sein de l’élaboration de sa campagne de communication, la Ville de Lausanne met à distance la posture d’un Etat autoritaire et moralisateur tout en s’appropriant s’approprie un langage appartenant au divertissement qui la rend plus attractive.

Ce glissement s’opère également dans l’argumentation qu’elle déploie, qui questionne un comportement de consommation par le prisme de l’éthique. « Pollution, arnaque, pas écolo, pas réglo », les termes choisis sont voués à interroger la responsabilité de l’individu. Dans son écrit Ethique et déontologie du journalisme, Marc-François Bernier distingue la morale de l’éthique : la première a une fonction stabilisatrice et moralisatrice, tandis que la seconde constitue un ensemble d’outils de réflexion (2014, 38) . A la différence de la morale, l’éthique implique une prise de décision assumée. En incitant le consommateur à réfléchir à son positionnement éthique sur la cigarette électronique jetable, la prise de décision quant au bon comportement à adopter ne découle pas d’une injonction de l’instance autoritaire, mais remet la responsabilité de la prise de décision entre les mains de l’individu. Gautier précise « l’éthique est le domaine par excellence du dilemme et de la décision » (Gauthier dans Bernier, 2014, 42) . En revalorisant l’agentivité de l’individu et en sollicitant son esprit critique ainsi que ses valeurs, « Parlons puff ! » cherche à provoquer une prise de conscience individuelle qui, en cas de succès, se généraliserait et engendrerait un changement social.

Par ce jeu d’appropriation communicationnelle, les productions de « Parlons puff ! » ne font pas l’impasse sur les imperfections de représentation. Au contraire, elle applique les codes de communication d’autres pratiques culturelles à la lettre afin de tirer profit de l’assimilation ainsi créée. Sorte d’exercice de performativité de la jeunesse et son langage, la campagne réalise l’exercice de faire pénétrer le message de prévention sans renier frontalement certaines de ses logiques structurantes.

Vers un cheminement durable ?

Comme toute communication d’intérêt public, la campagne « Parlons puff ! » poursuit un objectif de régulation du comportement qui perdure dans le temps. En s’adressant aux jeunes consommateur·trices, la campagne vise à la fois de transmettre un message de prévention immédiat et d’éveiller le regard critique de la jeunesse sur sa responsabilité de consommation. En s’appuyant sur la responsabilité éthique de l’individu, elle enseigne le recours à la lecture critique de la publicité et du marketing et place ce dernier au cœur du processus de décision. Exercice délicat, « Parlons puff ! » réussit à éviter un interventionnisme maladroit dans la sphère privée. A ce stade, le discours de prévention est seul à l’ouvrage. Des projets de régulations sont cependant en travail au niveau cantonal et fédéral pour réguler la vente de puffs aux mineurs et leur publicité. Il sera intéressant d’observer les stratégies de communication futures et leur impact parmi la population afin de déterminer si celle-ci a atteint ses objectifs.

Sources

 BÉGIN, Clermont, dans BERNIER, Marc-François. (2014). Éthique et déontologie du journalisme, Québec, Presses de l’Université Laval, pp. 33-49.

BERNIER, Marc-François, (2004), Éthique et déontologie du journalisme, Québec, Presses de l’Université Laval, pp. 33-49.

BRETON, Philippe. (2006 (1996)). « L’argumentation, une question éthique / L’argumentation, un raisonnement de communication », in L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte (Repères), pp.23-38.

DUBIED, Annik, cours 3 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023.

GAUTHIER, Gilles, dans BERNIER, Marc-François. (2014). Éthique et déontologie du journalisme, Québec, Presses de l’Université Laval, pp. 33-49.

OLLIVIER-YANIV, Caroline. (2014). « La communication publique. Communication d‘intérêt général et exercice du pouvoir », in Olivesi, Stéphane (ed.), Sciences de l’information et de la communication, Grenoble, PUG, pp. 103-118.

Ce travail a été réalisé pour le cours “Théories et mission de la communication d’intérêt général”, dans le cadre du Master en création de contenus et communication d’intérêt général de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.