Initiative populaire contre les pesticides : l’interview-témoignage

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Crédits : Mirko Fabian/Pexels

Le 13 juin 2021, les citoyens suisses se prononçaient sur deux initiatives anti-pesticides. Le Temps a souhaité donner la parole aux agriculteurs, les premiers concernés par ces votations. Le journaliste Guillaume Carel est allé à leur rencontre. Quelle méthode a-t-il choisie afin de découvrir leur quotidien et comprendre leur positionnement? Et quelles sont les limites d’une telle approche?

« Rarement une votation populaire aura autant agité les esprits dans les campagnes helvétiques » (SWI, 2021). Le 13 juin 2021, les citoyens suisses se prononçaient sur deux initiatives anti-pesticides. Une campagne marquée par une tension extrême entre la réalité des agriculteurs sur le terrain et la volonté d’actions concrètes en faveur de l’environnement. « Principalement dans le domaine environnemental, la population ne se satisfait pas des progrès réalisés et demande à l’agriculture de fournir des efforts supplémentaires » (Pidoux, 2020). La protection de l’environnement et le changement climatique était la deuxième principale préoccupation des Suisses cette année-là[1] et l’est encore aujourd’hui[2]. Les zones agricoles représentent pas moins de 36% du territoire national. Il s’agit du plus grand des quatre domaines principaux d’utilisation du sol[3]. Le sujet touche donc forcément la population; « le contrat sociétal entre l’agriculture et la population doit systématiquement être rediscuté et repensé » (Pidoux, 2020); c’est pourquoi il a été soumis à la votation populaire. En Suisse, les votations sont « une prise de décision opérée dans une collectivité par l’ensemble de ses membres ayant le droit de vote » (DHS, 2016). Elles assurent à tout un chacun de se prononcer sur des questions concrètes d’intérêt général et font vivre la démocratie.

Le format analysé dans ce travail est produit par le journaliste vidéo Guillaume Carel. En effet, les journalistes sont aussi responsables de traiter et de produire des contenus d’intérêt général car les médias sont eux-mêmes parties prenantes du débat public[4]. Le reportage a été publié sur

la page Youtube du journal Le Temps,finavril 2021, soit un mois et demi avant les votations. Il s’intitule « Une agriculture suisse écologique? » et dure 5 minutes 09 secondes. Il fait aussi partie intégrante d’un autre reportage en immersion dans une exploitation laitière du Jura écrit par le journaliste Boris Busslinger, également dans le cadre des votations de juin 2021[5].

Une agriculture suisse écologique?Une agriculture suisse écologique?

Une agriculture suisse écologique ? © Le Temps

Dans ce travail, nous nous intéressons aux méthodes employées, à leur pertinence et à leurs éventuelles limites. Nous proposons aussi une piste possible d’approfondissement qui aurait pu, dans ce contexte, créer un lien plus intime avec les intervenants et leur quotidien.

Introduction

Le point de départ et l’accroche[6] du travail de Guillaume Carel sont les votations qui approchent. Cet ancrage contextuel est important dans le choix de l’angle du reportage[7] et des méthodes. Les citoyens suisses doivent se prononcer sur deux textes dont ils ne maîtrisent pas forcément les tenants et les aboutissants. Il n’est pas aisé de voter sur un sujet éloigné de son quotidien et qui concerne de prime abord seulement 150’000 personnes en Suisse[8]. Dans ce contexte, le but est de susciter des sources « researcher provoked » (Silverman, 2006) de type « diverse human sources »[9] en interviewant deux représentants du monde agricole. Le journaliste souhaite ainsi présenter des réalités qui ne sont pas celles d’un citoyen ordinaire et lui faire découvrir les enjeux et les défis auxquels ils font face afin de voter en conscience. Guillaume Carel veut mettre en lumière l’impact que l’acceptation de la votation aura sur le travail des agriculteurs qui devront s’ajuster alors que le citoyen reprendra le cours de sa vie.

Choix de la méthode : linterview-témoignage

Les méthodes qualitatives « (…) claims to describe life-worlds “from the inside out” from the point of view of the people who participate. » (Flick, 2004). Ainsi, elles « permet(tent) au commun des mortels et au sociologue l’accès “intime” et “chaleureux” à des réalités méconnues » (Becker, 1986). Guillaume Carel a choisi ce type de méthodes en opposition aux méthodes quantitatives, même si celles-ci ont parfois meilleure presse car les chiffres donnent confiance. Par contre, ils ne démontrent qu’une certaine réalité[10].

Pour la création de sa vidéo, Guillaume Carel veut s’imprégner du quotidien des agriculteurs et faire comprendre leur position dans le débat sur les pesticides. Lors du premier-plan, il se filme sur le terrain avec des champs en arrière-plan. Il apporte les éléments théoriques nécessaires à la compréhension des initiatives et se positionne en tant qu’expert sans prendre partie. Dans le format audiovisuel, il va sélectionner un échantillon d’individus selon un impératif de pertinence[11]. Et, va opérer à un croisement d’opinions en donnant la parole à deux agriculteurs : l’un partisan, l’autre opposant. Normalement, un journal n’y est pas obligé mais « il n’est guère compréhensible cependant qu’un journal ne présente pas, de son propre chef, le point de vue des deux parties » (Conseil suisse de la presse, 2023). Pour ce sujet d’intérêt général, il est évidemment essentiel de représenter les deux parties afin que tout un chacun puisse se faire son opinion.

Le choix du bon intervenant n’est pas aisé car il devient sans vraiment le vouloir le porte- parole de toute une communauté. De plus, en racontant leur histoire, « (…) les témoins ne livrent pas de réalité univoque, mais révèlent au contraire une multitude de points de vue différents qui ne convergent pas nécessairement vers une vision commune des faits relatés » (Fink, 2020). Chaque paysan a sa vision et son opinion de la politique peut importe que son quotidien ressemble à celui de l’intervenant ou non. Le sujet du journaliste pourrait donc s’exposer à des critiques d’agriculteurs qui ne se reconnaîtraient pas dans le récit du porte-parole de la cause et/ou qui penseraient que celui-ci ne la sert pas correctement. Il convient donc de rappeler que « la connaissance est un bien commun. La plupart de nos croyances s’appuient sur l’expertise d’autrui. Accepter le témoignage des autres est une façon fondamentale d’acquérir des connaissances (…) sur le monde extérieur (…) » (Engel, 2005) mais également que « si les témoignages tendent à être perçus comme des informations historiques, ils sont pourtant d’abord des récits subjectifs » (Fink, 2020). Les intervenants apportent leur propre expérience personnelle. Leur témoignage permet de voir une réalité sur le terrain parmi d’autres. Évidemment, à la suite du visionnage de la vidéo, chacun est libre de voter comme il l’entend.

Ensuite, pour obtenir une bonne qualité de l’information récoltée, il faut choisir une méthode adaptée[12]. Guillaume Carel s’oriente vers une méthode que je pourrais qualifier d’interview-témoignage car, selon moi, elle comprend des caractéristiques communes aux deux. Tout d’abord, l’interview est un « moyen d’information auprès d’une source individuelle » (Morin, 1964). Guillaume Carel interviewe chacun des paysans face à la caméra. Ils sont assez à l’aise se trouvant dans un environnement familier. Le format de la vidéo est plutôt court, elle ne dure que quelques minutes. L’interview permet des réponses plus courtes et plus directes qu’un entretien par exemple. Par contre, « l’interview se fonde évidemment sur la source la plus douteuse et la plus riche de toutes, la parole » (Morin, 1964). Il faut donc être sûr que l’intervenant dit la vérité et que sa parole est en « adéquation par rapport à la réalité que l’on a essayé de connaître » (Morin, 1964). C’est là, l’un des obstacles. Une autre difficulté que l’on pourrait rencontrer tient aux « (…) multiples tendances à rationaliser son point de vue, c’est-à-dire à lui donner une justification, une légitimation apparente qui en masquent la nature véritable » (Morin, 1964). D’autant plus dans le contexte politique dans lequel les mots, les attitudes ont leur importance.

Selon moi, la part témoignage de l’interview se retrouve dans le récit plus personnel des intervenants. L’un raconte l’histoire de sa ferme, bio depuis 1994, sa manière écologique de travailler et le peu d’ajustements qu’il devra entreprendre si l’initiative était acceptée. L’autre, est plutôt concerné par le fourrage qu’il devrait produire lui-même, les infrastructures existantes qui devraient être réduites, la diminution de la production d’oeufs et la perte financière qui en découlerait. « La pratique de l’histoire orale a donc pour objectif de générer des sources complémentaires qui donnent accès non seulement aux expériences personnelles, mais aussi aux manières de penser, aux sentiments, aux atmosphères de la vie quotidienne » (Dejung, cité dans Fink, 2020). Le spectateur, grâce à ces témoignages, participe à un fragment de la vie des agriculteurs et peut se mettre quelques instants à leur place. Il peut apprécier le point de vue des deux camps. « (…) les témoignages oraux jouissent d’une visibilité audiovisuelle accrue et tendent à s’imposer comme des voix incontournables (…). L’expérience individuelle des témoins, valorisée par les nouveaux médias (…) tend à être perçue dans l’espace public comme un moyen d’accès direct au réel » (Fink, 2020). Ce point est crucial pour le réalisateur de la vidéo. En effet, les témoignages qu’il va recueillir doivent être accueillis par le public comme des expériences réelles afin qu’ils puissent les prendre en compte dans leur choix de vote final.

Ce format méthodologique permet de se distancer des discours des institutions étatiques car il donne la parole aux personnes directement concernées. Le journaliste est limité par des contraintes logistiques : il travaille en individuel et le temps est compté[13]. Selon moi, le sujet aurait pu être traité de manière plus pertinente et approfondie. Un journaliste ne travaille évidemment pas de la même façon qu’un chercheur en sciences sociales. Il aurait pu procéder à des entretiens semi-directifs, pourquoi pas biographiques qui auraient donné accès à des histoires de vie (Hopf, 2004) afin de mieux comprendre pour mieux voter. Et puis, qu’en est-il des femmes ? Paysannes, citoyennes. Un regard féminin aurait apporté une plus-value et aurait permis à l’autre moitié de la population de s’identifier.

Voici, selon moi, quelques limites au format proposé par Guillaume Carel. Pour conclure, je cite Paul Ricoeur (1969) « la conscience de validité d’une méthode (…) est inséparable de la conscience de ses limites ».


[1] Baromètre des préoccupations 2021 : https://www.credit-suisse.com/media/assets/corporate/docs/about-us/responsibility/worry-barometer/kompass-fur-die-schweiz-2021-fr.pdf

[2] Baromètre des préoccupations 2023 : https://www.credit-suisse.com/sustainability/fr/thought-leadership/worry-barometer.html

[3] Les surfaces agricoles en Suisse : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/espace-environnement/utilisation-couverture-sol/surfaces-agricoles.html

[4] Infographie de la communication publique : https://www.cap-com.org/infographie-de-la-communication-publique

[5] Dans les bottes d’un paysan : https://www.letemps.ch/suisse/bottes-dun-paysan

[6] Dubied Annik, cours 2 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[7] Dubied Annik, cours 2 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[8] Personnes actives dans l’agriculture selon le sexe et le taux d’occupation : https://www.agrarbericht.ch/fr/exploitation/structures/exploitation

[9] Les 3D : Dubied Annik, cours 2 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[10] Dubied Annik, cours 1 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[11] Dubied Annik, cours 2 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[12] Dubied Annik, cours 1 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

[13] Dubied Annik, cours 1 de Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias, semestre automne 2023

Bibliographie

  • Baromètre des préoccupations. (s. d.). Crédit Suisse. https://www.credit-suisse.com/about-us/fr/rapports-recherche/etudes-publications/barometre-des-preoccupations/centre-de-telechargement.html
  • Becker Howard S. (1986) Biographie et mosaïque scientifique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 62-63. L’illusion biographique. pp. 105-110. https://doi.org/10.3406/arss.1986.2323
  • Busslinger, B. (2023, 10 juin). Dans les bottes d’un paysan. Le Temps. https://www.letemps.ch/suisse/bottes-dun-paysan
  • Engel, P. (2005). Faut-il croire ce qu’on nous dit ?. Philosophie, n°88, 58-72. https://doi.org/10.3917/philo.088.0058
  • Flick, U. (2004). What is qualitative research ? An introduction to the field. https://www.semanticscholar.org/paper/What-is-Qualitative-Research-An-Introduction-to-the-Flick-Kardorf/eee3140887c3e90d3ad9137a7fe234b77c8aa0fe#cited-papers
  • Fink, N. (2020). La connaissance et la transmission de l’histoire au prisme du témoignage oral. A contrario, n°30, 15-34. https://doi.org/10.3917/aco.201.0015
  • Hopf, C. (2004). Collecting verbal data – Qualitative Interviews : An Overview. Dans U. Flick, E. von Kardorff, & I. Steinke (Éds.), & B. Jenner (Trad.), A Companion to qualitative research (p. 203-208). SAGE Publications.
  • Jaberg, S. (2021, 20 mai). La campagne suisse s’embrase à l’approche d’un vote émotionnel sur les pesticides. SWI swissinfo.ch. https://www.swissinfo.ch/fre/la-campagne-suisse-s-embrase-%C3%A0-l-approche-d-un-vote-%C3%A9motionnel-sur-les-pesticides/46632098
  • La déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. (s. d.). Le Conseil suisse de la presse. https://presserat.ch/fr/code-de-deontologie-des journalistes/erklaerungen/
  • Morin E. (1964). L’interview dans les sciences sociales et à la radio-télévision. In: Communications, 7, 1966.
  • Radio-télévision : réflexions et recherches. pp. 59-73. https://doi.org/10.3406/comm.1966.1095
  • Pidoux, M. (2020). La politique agricole suisse à la croisée des chemins. Paysans & société, n°384, 30-38. https://doi.org/10.3917/pes.384.0030
  • Rapport Agricole 2023 – Exploitation. (s.d.). https://www.agrarbericht.ch/fr/exploitation/structures/exploitation
  • Ricœur, P. (1969). Structure et herméneutique. Dans: P. Ricœur, Le conflit des interprétations: Essais d’herméneutique (pp. 53-97). Paris: Le Seuil.
  • Silverman, D. (2006). Interpreting Qualitative Data: Methods for analyzing talk, text and interaction. Los Angeles, CA : Sage Publications. ISBN 9781412922456
  • Surfaces agricoles. Office fédéral de la statistique. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/espace-environnement/utilisation-couverture-sol/surfaces-agricoles.html
  • Turuban, P. (2021, 15 juin). Les Suisses ont balayé les deux initiatives anti-pesticides. SWI swissinfo.ch. https://www.swissinfo.ch/fre/politique/votations-du-13-juin-2021_vers-un-double-non-aux-initiatives-anti-pesticides-en-suisse/46678618
  • Votations. (2016, 28 juillet). Dictionnaire historique de la Suisse. DHS. hls-dhs-dss.ch. https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010378/2016-07-28/