La campagne #InvisibleYork de l’organisation GoodOrgCIC propose des visites guidées de la ville de York effectuées par des personnes sans domicile fixe. Une manière de révolutionner le tourisme et de mettre en avant une problématique présente dans la ville britannique depuis des dizaines d’années. Décryptage et analyse selon les principes de la CIG
En septembre 2019, les habitants de York s’interrogent. Des affiches fleurissent dans des endroits insolites de la ville: par terre, sur des escaliers… les habitants se saisissent alors de leurs téléphones et les posters deviennent viraux sur Instagram et TikTok, où beaucoup de gens saluent la campagne pour son ingéniosité et son impact.
Ces affiches sont l’œuvre de Good Organisation CIC, une institution anglaise ayant pour but d’apporter du soutien aux communautés marginalisées de la ville de York. Cette ville est l’une des plus visitées d’Angleterre et le tourisme rapporte en moyenne 600 millions de livres par année à l’économie locale, selon les chiffres trouvés sur le site de l’organisation. GoodOrgCIC a donc pour optique de faire bénéficier les personnes sans domicile fixe de l’argent rapporté par le tourisme, au même titre que le reste de la population de la ville.

La campagne #InvisibleYork utilise donc non seulement des visuels visant à interpeller, mais met également en place des actes concrets en employant des personnes marginalisées en tant que guides touristiques. Cela leur permet d’une part de recevoir un revenu, mais également de faire entendre leur voix à un large public.
En quoi est-ce de la CIG?
GoodOrgCIC est inscrite au registre britannique comme une Community Interest Company, un terme spécifique au Royaume-Uni qui regroupe les entreprises possédant des objectifs sociaux, caritatifs ou basés sur la communauté. Les institutions réunies sous cette égide s’apparentent à la Nonprofit Communication (NPC) théorisée par Gonçalves et Oliveira (2023), car elles « ne font pas partie du marché, ni des entités gouvernementales ». À travers les tours guidés qu’elle met en place, GoodOrgCIC crée un dialogue dans l’espace public, directement entre les personnes touchées par le sans-abrisme et les touristes. Comme l’écrit Ollivier-Yaniv (2014), c’est là l’un des rôles de la communication publique:
« La communication publique n’invalide pas un certain nombre de principes démocratiques – liberté et égalité dans la prise de parole, nécessité du débat public – dont elle se réclame, elle n’en contribue pas moins à fixer les cadres et les normes des discours ainsi que les comportements des individus ou des médias, oeuvrant ainsi comme un dispositif de régulation des espaces publics, national ou local »
La campagne InvisibleYork débouche également sur une forme d’empowerment pour les guides, qui peuvent partager ouvertement leurs expériences dans un contexte bienveillant, ainsi que sur une responsabilisation des habitants de la ville par rapport à cette problématique. Ces derniers points sont des caractéristiques inhérentes à la Communication for development and social change (CDSC) selon Servaes (2007). GoodOrgCIC partage également des liens avec le domaine de la Public Interest Communication (PIC), notamment le fait qu’elle vise à transformer York en une ville « dans laquelle l’équité, la santé et le bien-être sont accessibles à tous » (Christiano, 2017). La campagne InvisibleYork répond également très bien aux cinq règles d’or de la PIC : elle est visuelle, se connecte aux valeurs de son audience, engage de nouveaux acteurs dans sa cause, utilise l’émotion et propose des actions concrètes.
Il est donc aisé de faire un lien entre les points que nous avons énumérés et le champ de la CIG, qui intègre des éléments des trois types de communication cités ci-dessus. En effet, selon une première définition de la discipline, la CIG est non-commerciale et se base sur la volonté d’induire un changement au sein de la société. En effet, GoodOrgCIC reverse tous les bénéfices des tours guidés aux personnes sans-abri et au département de la ville de York qui leur est dédié. Cependant, il faut se rappeler que ce n’est pas seulement l’institution émettrice qui fait la CIG, ni le public (Ollivier-Yaniv, 2014), même si ce dernier a reçu très positivement la campagne. La communication est une entité en elle-même et sa mission est de sensibiliser, informer et mobiliser le public.
En deuxième lieu, nous pouvons questionner l’intérêt « général » de la campagne: il serait possible de se dire que GoodOrgCIC œuvre pour une petite partie de la population et sert donc un intérêt plutôt particulier. Néanmoins, le concept d’intérêt général est lui aussi flottant : il peut à la fois désigner l’intérêt du grand nombre, mais aussi, selon la théorie pragmatique (Held, 1970, in McQuail, 1999), pourrait désigner tout acte justifié par un set de valeurs affirmées et allant au-delà de l’intérêt singulier. La campagne d’affiches utilisée par GoodOrgCIC joue justement sur les valeurs et l’éthique de son public cible en pointant du doigt l’invisibilisation des personnes SDF. Cette dernière est résumée en une seule phrase: « Si ce poster était une personne sans-abri, la majorité ne la regarderaient même pas » (voir figure 1). En lisant ce poster, les passants ont donc l’opportunité de se rendre compte d’une situation qui préoccupe les autorités de la ville de York et de prendre conscience du quotidien des victimes, auxquelles peu de personnes prêtent attention lorsqu’elles déambulent dans les rues. Finalement, au-delà des affiches, les tours guidés offerts par GoodOrgCIC permettent eux aussi aux touristes d’adopter un autre point de vue pour quelques heures, de s’immerger dans une réalité qui n’est pas la leur et de dialoguer avec les sans-abri. Ceci crée un lien social entre les personnes SDF et les visiteurs ; et selon Pasquier (2011), le lien social est une caractéristique inhérente à toute communication publique.
De par les actions qu’elle lance, GoodOrgCIC entame un réel mouvement social au sein de la ville de York, au niveau méso (organisationnel) et micro (relations interpersonnelles entre passants et personnes SDF) (Trémoulinas, 2006). Il est également possible d’analyser la campagne comme s’insérant dans un changement macro, c’est-à-dire un revirement des valeurs de la société actuelle. Selon la vision d’Inglehart (2000), ce changement peut être défini comme « évolutionniste ».
Les campagnes des organisations pratiquant la CIG semblent elles aussi évoluer vers un nouveau paradigme et font en sorte d’inclure les personnes travaillant pour l’organisation plutôt que de simplement dépeindre le portrait des bénéficiaires. GoodOrgCIC suit également ce principe ; les affiches placardées dans les rues de York n’ont pas utilisé le visage de personnes SDF. Au contraire, les rôles ont été inversés : ce sont les bénéficiaires qui deviennent les employés. De ce fait, leur expérience peut être partagée à d’autres personnes que les institutions et associations qui les prennent normalement en charge.
Conclusion
La CIG étant une discipline en mouvement, il est souvent délicat de déterminer ce qui rentre à l’intérieur de ses frontières et ce qui en est exclu. Cependant, grâce à une analyse basée sur les courants voisins de la CIG, nous pouvons affirmer qu’InvisibleYork est un bon exemple d’une campagne d’intérêt général, notamment de par ses liens serrés avec la Nonprofit Communication et la Public Interest Communication. Selon des informations données par téléphone par le directeur de l’organisation, avec un budget de seulement £40, GoodOrgCIC a réussi à émouvoir non seulement les habitants de York, mais à atteindre un public bien plus large grâce aux réseaux sociaux. L’originalité des tours guidés que l’organisation propose permet de réinsérer les personnes SDF dans le marché du travail et de les aider à exprimer leur expérience quotidienne d’une ville touristique.
Bien qu’ils ne soient plus affichés dans la ville de York, les posters sont désormais présents dans les collections permanentes de plusieurs musées, comme le Homelessness Museum à Londres, et ont fait partie d’expositions à New York ou à Dubaï. L’organisation a depuis lancé d’autres campagnes et études, comme par exemple sur la corrélation entre l’augmentation des AirBnB à York et la courbe du sans-abrisme. Le tourisme responsable est donc une cause pour laquelle GoodOrgCIC compte encore se battre longtemps.
Bibliographie
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Christiano, A. (2017). Foreword: Building the field of public interest communications. The Journal of Public Interest Communications, 1(1), 4-4.
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Gonçalves, G., & Oliveira, E. (Eds.). (2023). The Routledge handbook of nonprofit communication. Routledge.
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Held, V. P. (1970). The public interest and individual interests. Basic Books
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Inglehart, R. F., Hamidi, C., & Hamidi, M. C. (2018). [Traduction] Les transformations culturelles: comment les valeurs des individus bouleversent le monde?/Robert F. Inglehart. Presses universitaires de Grenoble.
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Ollivier-Yaniv, C. (2014). La communication publique communication d’intérêt général et exercice du pouvoir. In Sciences de l’information et de la communication (Vol. 2, pp. 103-118). Presses universitaires de Grenoble.
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Pasquier, M. (2011). Communication publique. De Boeck, Bruxelles-Belgique.
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Servaes, J. (2007). Communication for development: making a difference. Glocal Times, (7).
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Trémoulinas, A. (2006). Sociologie des changements sociaux. Paris, La Découverte
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Site officiel du gouvernement britannique, consulté le 1.1.2025 https://www.gov.uk/set-up-a-social-enterprise
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Site officiel de Good Organisation, consulté le 3.1.2025 https://www.goodorganisation.co.uk
- Site internet de l’office du tourisme de la ville de York, consulté le 6.1.2025 https://visityork.org/business-directory/invisible-york-tours
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BBC, Cash boost to tackle homelessness welcomed, an article by Joe Gerrard, 21 décembre 2024 https://www.bbc.com/news/articles/c3we9ye04xjo
