#MakeAChildCry : analyse de la campagne de sensibilisation dérangeante de Médecins du Monde

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Crédits : Médecins du Monde

Des enfants traumatisés et un hashtag choc… C’est la stratégie de Médecins du Monde pour sa campagne de sensibilisation sur le manque d’accès aux soins médicaux. Mais celle-ci s’inscrit-elle vraiment dans le domaine de la communication d’intérêt général? Lisa Oberson a tenté d’y répondre en confrontant plusieurs disciplines voisines.

Durant l’été 2015, des affiches fleurissent à Paris. Des photographies d’enfants pleurant à chaudes larmes avec pour seule inscription : #MakeAChildCry. Rapidement, elles interpellent, questionnent et font débat. Les mystérieux portraits sont largement commentés sur les réseaux sociaux et reçoivent beaucoup de commentaires négatifs et haineux. Le hashtag #MakeAChildCry est même en « top trending topic » sur Twitter en France et dans le monde. Deux jours plus tard, d’autres affiches remplacent les premières. Elles apportent un éclairage sur la situation de ces enfants et dévoilent ainsi la nouvelle campagne de Médecins du Monde en France et dans le monde[1].

Ces portraits font, en réalité, partis d’une campagne pour dénoncer le manque d’accès aux soins médicaux des enfants dans le besoin. On y découvre la raison de leurs larmes : leur prise en charge par un médecin qui les vaccine et les soigne. Le logo de Médecins du Monde accompagne les visuels et, le slogan « Faire pleurer un enfant, ça peut lui sauver la vie. » confirme la nécessité de verser quelques larmes pour la bonne santé et, parfois même, la survie. Les affiches renvoient vers un site internet[2] où les donateurs peuvent choisir « combien d’enfants ils souhaitent faire pleurer » (sous-entendu, « soigner »). Une nouvelle manière de soulever des dons sans se focaliser sur l’argent, qui surprend et, finalement, qui plaît au public et aux internautes.

Cette campagne de MdM a pour but de sensibiliser et d’appeler aux dons mais peut-on vraiment parler d’une communication d’intérêt général ? Nous tenterons d’y répondre en explorant différentes caractéristiques d’autres disciplines ayant apporté des réflexions intéressantes à notre questionnement.

Brève présentation de Médecins du Monde

Médecins du Monde est une organisation non-gouvernementale médicale de solidarité internationale. Elle a été créée en 1980 en France[3] et, depuis sa création, 16 associations indépendantes de différents pays ont rejoint le réseau[4]. L’organisation oeuvre aujourd’hui dans 74 pays[5] grâce à plus de 1’500 volontaires chaque année[6]. Elle soigne les populations les plus vulnérables, les victimes de conflits armés, de catastrophes naturelles et ceux qui n’ont pas accès aux soins. C’est une association humanitaire indépendante à but non-lucratif. Son indépendance financière lui permet une totale indépendance politique. L’organisation est aussi reconnue d’utilité publique depuis 1989[7].

Campagne de communication dintérêt général : quelques pistes

La communication d’intérêt général (CIG) est un domaine qui n’est pas complètement déterminé et exact. C’est une discipline mouvante qui se densifie et qui mûrit au fil des connaissances et des époques. Selon Ollivier-Yaniv (2014), elle ne peut pas se définir uniquement par ses contenus ni par ses institutions émettrices, ce serait incomplet. Elle se situe à la frontière avec d’autres disciplines dont elle partage certaines caractéristiques. C’est grâce à la mise en relief de ces éléments que nous pourrons déterminer si cette campagne entre dans le cadre d’une communication d’intérêt général.

Tout d’abord, l’émetteur de cette campagne est une organisation non-gouvernementale. Elle fait partie des acteurs sociaux comme les associations, les syndicats ou encore les groupes d’intérêts et participe au débat public. Médecins du Monde peut être mis en relation avec la communication publique, voisine de la communication d’intérêt général. En effet, « la communication publique est en dialogue avec tous ceux qui participent au débat public » (Cap’Com, 2020). Mais, la communication publique « (…) est avant tout une pratique avant d’être un concept théorisé » (Bessières, 2009), ce qui rend la tâche compliquée lorsque l’on veut la définir précisément. Ce qui est sûr, c’est que « la communication publique est “d’intérêt général” ; elle émane du gouvernement à l’adresse du plus grand nombre » (Burger, 2013). Dans notre cas, la campagne ne provient pas d’une instance de l’Etat mais est bel et bien conçue pour toucher le plus de personnes possible. Elle a, pour ce faire, été placardée dans l’espace public à des endroits stratégiques et à la vue de tous. Les affiches ont également été traduites en anglais pour l’inclusivité des publics. La campagne a aussi pris à revers les codes de la communication humanitaire[8] et a utilisé un hashtag choc pour éveiller la curiosité et faire parler. Finalement, la communication publique ne recherche pas la maximisation du profit (Pasquier, 2017) et ce critère peut être mis en relation avec la non-profit communication (NPC) qui est, elle aussi, une voisine de la communication d’intérêt général.

La non-profit communication est issue d’organisations qui ne sont pas « part of the market or government entities » et qui sont gouvernées par des « democratic values and human rights principles » (Gonçalves et Oliveira, 2022). On peut aisément dire que c’est le cas pour Médecins du Monde qui est une organisation non-gouvernementale et qui base son combat et ses valeurs sur la militance, l’indépendance, la transparence et qui met l’humain au coeur de ses actions[9]. La santé, un thème d’intérêt général, est sa principale préoccupation. Les organisations usant de la NPC ont également d’autres caractéristiques. Elles sont : indépendantes, privées, organisées et structurées. Mais aussi, non-commerciales et électives car elles ne fonctionnent pas avec une logique économique et les citoyens ont le libre choix d’y adhérer[10]. Comme nous pouvons le constater en prenant connaissance de son histoire et de ses valeurs, Médecins du Monde coche toutes ces cases[11]. Pour finir, en plus de s’adresser à la société civile, la non-profit communication « engage une forme de conversation avec ses publics dans l’espace public » (Dubied, 2023). C’est ce qui s’est déroulé lors de la première phase de la campagne lorsque les photographies ont été affichées dans les rues et le métro, sans explications, avec un simple hashtag. Pour toutes ces raisons, les communications de cette organisation peuvent être considérées dans le cadre de la non-profit communication.

Concernant les affiches en elles-mêmes, la campagne a voulu jouer sur la peur universelle que ressentent les enfants face à un docteur. Le but est de sensibiliser le public au travers d’images qui font appel aux émotions. C’est le cas de la public interest communications (PIC), l’une des catégories de la non-profit communication. La PIC est une communication imagée qui est émotionnelle. Elle utilise l’émotion de manière surprenante et inhabituelle[12]. Pourtant, la campagne de Médecins du Monde ne correspond pas sur tous les points à la PIC. Si elle fait bien appel à l’émotion et l’utilise de manière plutôt étonnante, la campagne joue sur la sensibilisation du public tandis que la PIC va plus loin. Son but est d’obtenir un changement significatif[13] comme l’explique The Center for Public Interest Communications (2023) : « Lasting change. That’s our end goal. We don’t believe in “raising awareness” because if people have to come up with their own actions to create change, the cause will probably fail ». Aussi, la public interest communications se base sur le « no harm »[14], c’est-à-dire « ne pas porter atteinte à quelqu’un ». Ce point peut également être remis en question car la campagne met en scène des enfants qui ont été incités à pleurer pour la photographie. Cela soulève ici des soucis d’éthique et de droit à l’image, des points maîtrisés par les équipes en amont du tournage[15]. Finalement, la public interest communications veut se connecter aux valeurs de ses audiences-cibles[16], c’est ce que Médecins du Monde cherche à faire avec cette campagne qui joue sur la compassion du public pour ces enfants en détresse afin de récolter des dons.

Aujourd’hui, dans les campagnes d’intérêt général, il y a une forme de revirement. Elles ne se focalisent plus à montrer les bénéficiaires des dons, comme Rosius Fleuranvil pour la Croix-Rouge[17]. Maintenant, ce sont souvent ceux qui aident et qui participent aux actions qui sont mis en avant. En mettant en place la deuxième phase de la campagne, Médecins du Monde a voulu mettre en lumière le rôle indispensable des médecins sur le terrain et non se focaliser sur la souffrance des enfants. Pourtant, l’enfant reste en gros plan sur l’affiche car il est tout de même le personnage principal du récit. Le storytelling derrière cette image est l’histoire de cet enfant dans le besoin avec tout ce qu’il représente. Il n’aurait pas eu accès aux soins médicaux si Médecins du Monde n’existait pas. Le récit est réputé émotionnel, il utilise la persuasion[18]. Ici, grâce à leur argent, les donateurs aident et sont valorisés pour leur bonne action. Le public se sent impliqué en aidant autrui. Comme le dit Jean-Marie Pierlot (2018), responsable des collectes de fonds et de la communication pour des associations internationales, « (…) une communication réussie est celle qui englobe la participation active des publics qu’elle concerne… ». C’est évidemment le but du récit de produire de bonnes raisons d’adhérer à la campagne. D’ailleurs, « les associations qui réussissent à mobiliser de nombreux sympathisants sont celles qui créent et entretiennent du lien social et valorisent la relation de don (de temps, d’argent) qui fait leur particularité » (Pierlot, 2018). De plus, pour faire fonctionner un récit, la coopération est indispensable[19]. Cela veut dire que les destinataires doivent lui donner du sens sinon l’histoire ne fonctionne pas. Tel était le cas dans la première phase de la campagne qui a produit des réactions chaotiques sur les réseaux sociaux avant d’en connaître la véritable finalité et de pouvoir trouver du sens aux images.

Finalement, nous pouvons constater que cette campagne de Médecins du Monde entre dans le cadre d’une communication d’intérêt général. En effet, elle partage de multiples caractéristiques avec d’autres disciplines, voisines de la communication d’intérêt général. Grâce à cette campagne, Médecins du Monde a réussi à transformer l’indignation publique en un immense soutien avec des résultats au-delà des espérances. La campagne a touché plus de 7 millions de personnes dans le monde, plus de 210 articles ont repris le sujet, 15’000 tweets ont été postés. La campagne a permis d’augmenter les dons de 10,4% et, grâce à cela, plus de 18’400 enfants ont été vaccinés[20]. Une belle histoire avec un intérêt public grandissant.


[1] Campagne conçue par l’agence DDB Paris : https://www.ddb.fr/projects/make-a-child-cry/

[2] Site internet de la campagne, aujourd’hui fermé : http://www.makeachildcry.com/

[3] Notre histoire : https://www.medecinsdumonde.org/notre-histoire/

[4] Les pays membres du réseau : Allemagne, Argentine, Belgique, Canada, Espagne, USA, Grèce, Italie, Japon, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Unis, Suède, Suisse, Turquie https://www.medecinsdumonde.org/reseau-international/

[5] Présentation du réseau international de MdM : https://www.medecinsdumonde.org/reseau-international/

[6] Devenir bénévole : https://www.medecinsdumonde.org/nous-rejoindre/devenir-benevole/

[7] Nos valeurs : https://www.medecinsdumonde.org/medecins-du-monde/nos-valeurs/

[8] Make A Child Cry : https://www.ddb.fr/projects/make-a-child-cry/

[9] Nos valeurs : https://www.medecinsdumonde.org/medecins-du-monde/nos-valeurs/

[10] Dubied Annik, cours 3 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[11] Notre organisation : https://www.medecinsdumonde.org/medecins-du-monde/notre-organisation/

[12] Règles de la PIC : Dubied Annik, cours 3 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[13] What is Public Interest Communications : https://realgoodcenter.jou.ufl.edu/about/what-is-public-interest-communications/

[14] Dubied Annik, cours 3 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[15] Médecin du Monde fait pleurer les enfants : https://www.strategies.fr/actualites/marques/1019948W/medecins-du-monde-fait-pleurer-les-enfants.html

[16] Règles de la PIC : Dubied Annik, cours 3 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[17] Ce que la vie de Rosius Fleuranvil dit de l’aide humanitaire : https://labs.letemps.ch/interactive/2020/longread-haiti-aide-humanitaire-rosius/ (cf. Dubied Annik, cours 2 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023)

[18] Dubied Annik, cours 6 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[19] Dubied Annik, cours 6 de Théories et mission de la CIG, semestre automne 2023

[20] Campagne conçue par l’agence DDB Paris : https://www.ddb.fr/projects/make-a-child-cry/

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Bibliographie

  • Association médicales et humanitaire – Médecins du monde. (2023, 5 décembre). Médecin du Monde. https://www.medecinsdumonde.org/
  • Bessières, D. (2009). La définition de la communication publique : des enjeux disciplinaires aux changements de paradigmes organisationnels. Communication et organisation, 35, 14‑28. https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.686
  • Burger, M. (2013). Qu’est-ce qu’un discours de communication publique?. Cahiers du Centre de Linguistique et des Sciences du Langage, (34), 13-41. https://doi.org/10.26034/la.cdclsl.2014.775
  • Center for Public Interest Communications. (2022, 20 octobre). What is public interest communications ? Center for Public Interest Communications – UF College of Journalism and Communications. https://realgoodcenter.jou.ufl.edu/about/what-is-public-interest-communications/
  • DDS. MAKE a CHILD CRY – Médecins du monde. DDB Paris. https://www.ddb.fr/projects/make-a-child-cry/
  • Dubied, A. (2023). Théories et missions de la communication d’intérêt général. Université de Neuchâtel.
  • G, F. (2015, 8 juillet). Make a Child Cry, la campagne de médecins du monde. La Réclame. https://lareclame.fr/132338-medecins-du-monde-make-a-child-cry
  • Gonçalves, G. & De Oliveira E. (2022). The Routledge Handbook of Nonprofit Communication. Dans Routledge eBooks. https://doi.org/10.4324/9781003170563
  • Infographie de la communication publique (2020). Cap’Com. https://www.cap-com.org/infographie-de-la-communication-publique
  • Make a Child Cry campaign. (2015, 10 juillet). Fubiz Media. https://www.fubiz.net/en/2015/07/10/make-a-child-cry-campaign/
  • Make a Child Cry – Médecins du monde (2022, 13 juin). Médecin du Monde. https://www.medecinsdumonde.org/campaign/make-a-child-cry/
  • Pasquier, M. (2017). Communication des organisations publiques, 2e édition, préface d’Olivier KERAMIDAS, Paris, De Bœck Supérieur, Coll. « Info & Com »
  • Ollivier-Yaniv, C. (2014). La communication publique communication d’intérêt général et exercice du pouvoir. Dans : Stéphane Olivesi éd., Sciences de l’information et de la communication (pp. 103-118). FONTAINE: Presses universitaires de Grenoble. https://doi.org/10.3917/pug.olive.2014.01.0103
  • Pierlot, J. (2018). Chapitre 22. La communication des associations. Dans : Thierry Libaert éd., Communication: L’ouvrage de toutes les communications (pp. 475-489). Paris: Vuibert. https://doi.org/10.3917/vuib.libae.2018.01.0475
  • Redon, O. (2022, 7 avril). Médecins du monde fait pleurer les enfants – stratégies. Stratégies. https://www.strategies.fr/actualites/marques/1019948W/medecins-du-monde-fait-pleurer-les-enfants.html
  • Robert, A. (s.d.). Ce que la vie de Rosius Fleuranvil dit de l’aide humanitaire. LeTemps.ch. https://labs.letemps.ch/interactive/2020/longread-haiti-aide-humanitaire-rosius/