Luxe et personnes sans-abris: un contraste pour sensibiliser à la précarité

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« Ayons l’élégance d’aider ceux qui n’ont rien ». Ce slogan illustre parfaitement le paradoxe voulu de cette campagne : visibiliser à travers les codes emblématiques du luxe une population… invisible. Les personnes sans-abris sont en effet au cœur des préoccupations de l’association Aurore, créatrice de cette campagne. Passons-là ensemble en revue afin de définir si celle-ci coche les cases d’une communication d’intérêt général.

L’Association Aurore, fondée en 1871 à Paris, est active sur les terrains de la précarité et de l’exclusion en France. Elle compte aujourd’hui plus de 2300 salarié·e·s qui accompagnent près de 139’000 personnes en situation précaire. Les actions d’Aurore tournent autour de trois pôles : héberger, soigner et insérer afin de rendre leur autonomie à des personnes en difficulté. Fin avril 2015, Aurore lance sa campagne « Ayons l’élégance » dans les rues de la capitale française et sur différents réseaux sociaux. En très peu de temps, les internautes, médias et divers spécialistes de la communication ont réagi aux affiches de la campagne qui comptabilisera quelque 300 retombées médiatiques internationales et un succès fou en ligne.

Afin de comprendre en détail cette campagne, nous allons effectuer une brève analyse des intentions qu’elle poursuit à travers les affiches impactantes de cette campagne et en quoi nous considérons qu’elle s’inscrit dans le domaine de la communication d’intérêt général.

Une campagne, trois affiches “coup de poing”

La campagne se compose de trois affiches différentes partageant les mêmes codes, la même composition ainsi que la même symbolique. Ces photographies révèlent des individus sans domicile fixe assoupis voire vulnérables au milieu des quelques biens qu’ils possèdent. Ces personnes sont photographiées sur le vif et dans un plan d’ensemble laissant dévoiler une partie du décor et du contexte dans lequel ils vivent (la rue, la précarité). Ces prises de vue dégagent une authenticité et présentent le tableau perçu par les passants, les individus photographiés étant réellement dans une situation précaire. La vérité de ces clichés est maximale, et c’est aussi ce qui fait leur force.

Sur chaque image se trouve des noms : « Yves Sans Logement », « Christian Dehors » et « Jean-Paul Galère ». Les jeux de mots et la typographie tout à fait identifiable renvoient bien évidemment aux trois grands noms de la haute couture française : Yves Saint Laurent, Christian Dior et Jean-Paul Gaultier.  Ces trois compositions visuelles couvrent ainsi les trois champs d’action de l’association : héberger, soigner et insérer afin de rendre leur autonomie à des personnes en difficulté.

Détourner ces typographies signatures et les noms qui y sont associés permet d’intensifier le décalage entre, d’un côté, la représentation d’une partie invisibilisée de la société et de l’autre, la notoriété immédiate inhérente au luxe. La juxtaposition des couches sociales les plus opposées prend la lumière de l’une, valorisée et reconnue de tous (les grandes marques de luxe) pour éclairer son opposé que nous avons tendance à vouloir oublier dans notre quotidien (les personnes sans domicile fixe).

Il suffit d’un battement de cil pour comprendre ce paradoxe délibéré et ainsi questionner, attirer, voire interpeller les passants sur une population en situation extrêmement précaire.

Une campagne au succès retentissant

Aurore fit déployer, par l’agence spécialisée dans le street marketing Urban Act, quelques 1000 affiches dans les rues de Paris de sa campagne offerte par le directeur de création Rémi Noël, anciennement co-directeur chez MullenLowe Paris (avant Lowe Stratéus). Une fois la campagne bien lancée, l’association proposa également aux internautes de suivre l’amélioration des conditions de vie de Christian, Jean-Paul et Yves.

En effet, chaque protagoniste au centre de ces affiches, a pu, avec le soutien d’Aurore et grâce aux donations, retrouver un logement, profiter de soins de santé ou encore d’une réinsertion économico-professionnelle. Au-delà de ces répercussions positives, « Ayons l’élégance » a eu un succès retentissant, accumulant plusieurs centaines de retombées médiatiques, offrant ainsi une grande visibilité à l’association. Ce genre de campagne particulièrement marquante permet ainsi à Aurore de se faire connaître, de faire comprendre sa philosophie, ses valeurs et finalement, de donner une bonne dose d’espoir en prouvant que ces situations peuvent être éphémères. Aurore intime ainsi à toutes et tous un changement collectif, composé d’une multitude de petits efforts et de grandes ambitions. La vie de ces personnes sans toit peut être améliorée grâce à la réinsertion et la réintégration de ces citoyens en difficulté, participant par la même occasion à leur valorisation dans la société.

Une campagne de communication d’intérêt général?

La communication d’intérêt général (CIG) est un domaine aux frontières poreuses, aux origines diverses, une discipline qui grandit et s’adapte aux contextes, structures et époques auxquels elle se frotte. Comme une science sociale inexacte, elle s’inspire de et aspire à la collaboration avec ses voisins : la communication publique, la communication d’entreprise, politique, institutionnelle et les autres, afin de développer et de s’alimenter de théories modernes, s’appuyant sur des bases approuvées et servant ainsi les différents acteurs qui y font appel. Nous allons ainsi définir si la campagne décrite plus haut s’inscrit dans le champ de la communication d’intérêt général.

En premier lieu et loin de l’idée de culpabiliser les publics, « Ayez l’élégance » souhaite sensibiliser et remettre au cœur de l’intérêt public une partie de la population souvent exclue et défavorisée. Cette campagne sert une cause profitant à la société, au citoyen avec pour ambition d’améliorer la société tout comme l’existence des acteurs qui en font partie. Sensibiliser participe à la prise de conscience du besoin de cohésion entre les individus pour améliorer la condition des plus défavorisés.

En second lieu, selon Ollivier-Yanniv, parlant de la communication publique, voisine de celle qui nous intéresse, « la communication vise à développer la citoyenneté » (Ollivier-Yanniv, 2014, p.117). Avec cette communication tout en contraste mixant symboles du luxe et de la misère, Aurore propose une campagne, ne mettant en avant ni l’association ni ses résultats, mais s’inscrivant dans l’espace public à l’aide de références de luxe connues de tous afin de sensibiliser à la précarité. Elle vise un changement social par la prise de conscience.

De même qu’elle aspire à un changement de regard, cette campagne transcende les intérêts individuels et nourrit la vision et les valeurs d’Aurore afin d’opérer à un changement durable et stable selon Giddens (2006) et Neveu (2005). Ce désir de changement pérenne rappelle fortement les ambitions des différents mouvements sociaux (écologiques, féministes, etc.) propre à la définition de la CIG.

Enfin, les motivations de la campagne « Ayons l’élégance d’aider ceux qui n’ont rien » nous rappellent également les propos de Philippe Breton. Ce psychologue, spécialiste des sciences de l’information et référence en communication d’intérêt général souligne dans son ouvrage « L’argumentation dans la communication » (2006), que l’argumentation est une question éthique car elle engage la responsabilité de celui qui argumente et implique le respect de l’autre, la reconnaissance mutuelle et la coopération face à un interlocuteur capable de participer à une discussion rationnelle.

En somme, tout dans cette campagne converge vers ce que nous avions pu identifier comme faisant partie de la CIG, soit un discours argumentatif faisant appel à la fois à la rationalité tout en provoquant des émotions sans pour autant séduire ni manipuler et aspirant à la modification de structures sociétales au profit des individus. Si la communication d’intérêt générale et cette campagne poursuivent des objectifs communs, en plus de se référer à des concepts similaires, nous pourrions imaginer que la campagne d’Aurore s’inscrit effectivement dans la CIG.

Sources

Bibliographie

Webographie

Images

Ce contenu a été réalisé pour le cours « Théories et missions de la Communication d’intérêt général », dans le cadre du master en Création de contenus et communication d’intérêt général de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.