Comment sensibiliser les jeunes de Suisse romande à la problématique de la violence psychologique au sein du couple ? C’est le défi qu’a relevé l’association Violence Que Faire en publiant cinq clips vidéo de témoignage sur les plateformes Instagram et TikTok.
La parole humaine, dans toute sa richesse et sa complexité, constitue une source inépuisable d’informations pour qui consent à y prêter oreille. Elle peut se faire le relai d’évènements historiques majeurs, comme de problèmes sociétaux invisibles. Elle est une fenêtre ouverte sur la subjectivité et l’expérience propre à chaque individu. Par le biais de l’entretien ou de l’interview, il est possible de récolter la parole de ceux et celles que l’on entend peu dans l’espace public. Donner à entendre ces voix relève d’une tâche de « passeur » selon le sociologue Daniel Bertaux, qui « contribue à la démocratisation de l’espace public et à l’approfondissement de la réflexivité d’une société ». (Bertaux, 2005, pp.117-118). De ce point de vue, la récolte, la restitution et la publication de témoignages ont le potentiel de susciter le débat et le changement social. La parole rendue publique peut être utilisée à des fins de prévention et de sensibilisation dans l’espace public, et ainsi constituer un véritable outil de communication d’intérêt général.
« J’avais 16 ans » : témoigner pour prévenir les violences psychologiques au sein du couple
En septembre 2022, l’association suisse romande Violence Que Faire lance sa campagne de prévention des violences psychologiques au sein du couple « J’avais 16 ans », à destination des adolescent·e·s et jeunes adultes. L’association reconnue d’utilité publique s’engage afin de prévenir les violences conjugales. Elle offre une plateforme d’information, d’écoute et de conseils à toutes les personnes de Suisse romande concernées par la violence domestique (victime, auteur·e, témoin, proche), peu importe leur âge, genre et orientation sexuelle.
La campagne « J’avais 16 ans » se décline en cinq vidéos de témoignage de personnes victimes de violences psychologiques de la part d’un·e ex-conjoint·e, qui ont été postés sur le site web de l’association (www.violencequefaire.ch) et sur les réseaux sociaux numériques Instagram et Tik Tok.
Les témoignages, qui durent entre 4 et 9 minutes, nous laissent découvrir la voix de la personne victime de violences, accompagnée d’une musique de fond. Au niveau du visuel, la retranscription textuelle de la parole défile sur un fond de couleur mouvant. Sur les réseaux sociaux, les vidéos ont été divisées en plusieurs épisodes, postés à quelques jours d’intervalle. Chaque épisode mentionne le prénom, l’âge et la localité de la personne qui témoigne. Chacune des personnes (4 femmes et un homme) mentionne en début de vidéo qu’il s’agit d’une histoire passée en indiquant leur âge au moment des faits : « J’avais 20 ans à l’époque », « Moi ça a commencé, j’avais 15 ans », etc., faisant directement référence au nom de la campagne de prévention.
Retrouvez la campagne ici : https://www.violencequefaire.ch/javais-16-ans-campagne/
Tout comme Violence Que Faire, les associations et institutions publiques qui s’appuient sur le témoignage pour illustrer et relayer leur message de prévention sont nombreuses. Le témoignage permet en effet de rendre une cause ou une problématique visible et très concrète. Aujourd’hui, les plateformes de médias sociaux sont volontiers privilégiées pour la diffusion de tels contenus. Les associations les utilisent notamment pour se faire connaître, diffuser une image attractive, récolter des fonds et animer une communauté (Dolbeau-Bandin & al., 2017). Les réseaux sociaux numériques présentent en effet de nombreux avantages comme leur gratuité et facilité d’utilisation, leur dimension interactive et participative, leur capacité à fournir des informations sur les internautes (feedback et social listening) ou encore leur potentiel de viralité. Cependant, les médias sociaux fonctionnent également selon leurs propres règles, qui conditionnent la restitution et le format des contenus diffusés.
Restituer la parole humaine : quels enjeux méthodologiques ?
Dans le domaine des sciences sociales, les études qualitatives basées sur la réalisation d’entretiens plus ou moins directifs et approfondis sont très fréquemment mobilisées. Bien que très riche en observations et intuitions, la restitution d’entretiens ou d’interviews est une étape délicate qui soulève une multitude d’enjeux méthodologiques. À la suite d’une entrevue se pose en premier lieu la question de la transcription de la parole de l’interviewé·e. Pendant de nombreuses années, cette étape de la recherche scientifique a été considérée comme « neutre », alors qu’en réalité, le choix de la méthode de transcription (transcription analytique de conversation, phonétique, semi-interprétative, etc.) influence l’analyse et l’interprétation des résultats finaux (Kowal & O’Connell, 2004). La restitution n’est pas non plus un procédé neutre, mais peut s’avérer scientifiquement problématique pour de nombreuses raisons. Citons par exemple le fait d’utiliser un fragment de vie tiré hors de son contexte global, laissant de côté une foule d’informations de fond, le fait de citer un passage illustrant un mécanisme social afin de confirmer une hypothèse générale, ou encore le fait d’agencer à sa guise des extraits pour les faire correspondre aux conventions de l’écrit (Bertaux, 2005). Même avec de bonnes intentions, on pourrait alors ainsi faire dire au témoignage ce que l’on veut, ce qui est une démarche malhonnête. Une autre question de méthodologie est celle de l’anonymisation des personnes, qui témoignent généralement avec l’assurance de ne pas être identifiables. Le ou la chercheu·r·se leur attribuera un pseudonyme et une identité fictive, qui devront tout de même correspondre à leurs caractéristiques sociales principales (Bertaux, 2005). Ce choix ne doit cependant pas non plus tomber dans le travers de la caricature.
En journalisme, l’interview ou l’entretien sont également beaucoup utilisés. Comme en sciences sociales, l’entrevue est également suscitée dans un but d’information (Morin, 1966), mais ses objectifs de restitution sont différents de la recherche scientifique. La publication journalistique se destine en effet à l’exposition publique : elle s’adresse à tout le monde. De plus, de nombreuses interviews ne sont pas suscitées pour la récolte de faits objectifs, mais pour leur dimension de spectacle (Morin, 1966). Nous constatons ainsi la différence majeure dans les procédés de restitution des sciences sociales et du journalisme : l’entreprise scientifique vise la restitution la plus fidèle possible de la parole alors que le journalisme tend à rechercher une « valeur artistique » dans la restitution (Becker, 1986, p.105).
Qu’en est-il cependant de la restitution des entrevues suscitées dans le cadre de campagnes de prévention ? Quel degré de réflexion méthodologique les associations sont-elles tenues d’appliquer, pour à la fois demeurer crédibles et objectives tout en captant l’attention de leur public, notamment sur les plateformes de médias sociaux ?
La restitution sous le prisme des médias sociaux
En juillet 2022, Violence Que Faire lance un appel à témoins sur Instagram pour inviter les personnes (âgées de 15 à 20 ans) qui ont été auteures ou victimes de violence conjugales à partager leur histoire. La campagne s’appuie ainsi sur des sources suscitées, constituées de cas concrets de violences psychologiques. Dès sa conceptualisation, cette démarche a comporté une série d’enjeux méthodologiques, tels que le choix des interviewé·e·s (échantillonnage), la réalisation ou non de pré-entretiens ou encore le choix d’effectuer les entrevues par téléphone plutôt qu’en face-à-face. Les modalités exactes de chacune de ces étapes demeurent inconnues, mais nous pouvons cependant appréhender la restitution finale des témoignages.
Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une restitution à la fois audio et écrite, qui nous laisse découvrir la voix des victimes interrogées. Les bandes sons laissent penser à des notes vocales ou des appels téléphoniques. Cependant, celles-ci ont été coupées et réagencées afin de présenter les éléments les plus pertinents pour le récit, ne correspondant donc pas à une démarche de restitution scientifique. De plus, la présence de la musique a pour effet de diriger l’interprétation du propos, en créant une ambiance successivement mystérieuse, lourde ou triste. Sur la bande sonore et la transcription, les insultes et certains mots sont censurés, par un bip sonore ou des astérisques. À l’écrit, le texte défile en même temps que les paroles, permettant de visualiser les capsules vidéo sans le son. Il s’agit d’un choix de restitution qui correspond aux plateformes Instagram et Tik Tok, sur lesquelles le contenu est souvent consommé sans l’activation du son. Le texte ne retranscrit pas les tics de langage, pourtant distinctement audibles, et adopte des marqueurs d’inclusivité (e·x·s), qui n’existent pas à l’oral.
Nous constatons ainsi que les choix méthodologiques effectués pour la campagne « J’avais 16 ans » servent avant tout le potentiel de diffusion des témoignages, notamment sur les plateformes de médias sociaux. En effet, la restitution finale est rendue dynamique grâce aux coupes et au montage, et répond aux codes des réseaux sociaux numériques en présentant un format court, sous-titré, inclusif et qui emploie le tutoiement pour s’adresser plus naturellement au public cible. Le recourt à l’entretien a donc ici pour objectif de faciliter le contact avec le public, en illustrant et en individualisant une problématique (Morin, 1966, p.66). Bien que des réflexions méthodologiques semblables à celles employées en sciences sociales aient été menées, celles-ci servent avant tout le format de restitution souhaité dès le départ, qui utilise les sources suscitées pour délivrer un message précis et entraîner un changement social.
Sources
Becker, H. S. (1986). Biographie et mosaïque scientifique. In Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.62-63. L’illusion biographique. (pp.105-110). En ligne : www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2323
Bertaux, D. (2005). Le récit de vie. Armand Colin
Bonnard, S., (2020). La confidentialité des informations partagées lors d’une recherche ethnographique par études de cas dans une unité de pédiatre : une simple question d’(en)jeux d’écriture ? In Roca i Escoda, M., Burton-Jeangros, C., Diaz, P., Rossi, I. (Ed.), Enjeux éthiques dans l’enquête en sciences sociales. (pp.291-316) Genève: Université de Genève. En ligne : https://www.unige.ch/sciences-societe/socio/fr/publications/dernierespublications/sociograph-45-sociological-research-studies/
Bressan, M. (2020). Loyautés, intérêts et modalités de restitution : Questionnements éthiques à à l’épreuve d’un terrain sensible. In Roca i Escoda, M., Burton-Jeangros, C., Diaz, P., Rossi, I. (Ed.), Enjeux éthiques dans l’enquête en sciences sociales. (pp.269-290) Genève: Université de Genève. En ligne : https://www.unige.ch/sciences-societe/socio/fr/publications/dernierespublications/sociograph-45-sociological-research-studies/
Dolbeau-Bandin, C., Lochon, A. & Krebs, D. (2017). Médias sociaux et associations : conjugaison réussie d’une communication fonctionnelle et relationnelle ?. Les Cahiers du numériques, Vol 13, (pp.51-74). En ligne : https://www.cairn.info/revue–2017-2-page-51.htm
Kowal, S., O’Connell, D. (2004). The Transcription of Conversations. In Flick, U., Von Kardoff, E. & Steinke I. (2004). A Companion to Qualitative Research. (pp.248-252). SAGE Publications.
Morin, E. (1966). L’interview dans les sciences sociales et à la radio-télévision. In Communication. Radio-télévision : réflexion et recherches. (pp. 59-73). En ligne : www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1095
Ce travail a été réalisé pour le cours “Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias”, dans le cadre du Master en création de contenus et communication d’intérêt général de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.