Comment mener une campagne de sensibilisation efficace contre le sexisme et le harcèlement sexuel ? Voilà le défi qu’a dû relever le CHUV en 2018, suite à l’étude menée par des étudiant-e-s en médecine de l’université de Lausanne.
En décembre 2018, la Direction générale du CHUV lance en coopération avec l’association des étudiant-e-s en médecine CLASH et la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne (FBM) une campagne de sensibilisation contre le sexisme et le harcèlement sexuel. À l’hôpital, les murs de tous les services sont recouverts d’affiches noires, sur lesquelles on peut lire dans une bulle blanche divers propos dénigrants énoncés par les supérieurs des stagiaires et médecins en formation visés : « Si vous n’êtes pas déjà enceinte, je peux y remédier ! » ou encore « Je t’accompagne au vestiaire ? ». Ces paroles choquantes ne sont en fait qu’un échantillon des discours rapportés par l’étude réalisée en avril 2018 par des étudiantes en médecine auprès de leurs homologues, rendant compte d’un climat oppressant à l’hôpital. Mais quelles méthodes ont-elles été mises à bien pour parvenir à l’élaboration de cette campagne ? Dans ce travail, nous analyserons donc les deux méthodes de récolte de témoignages mises en œuvre dans cette enquête. Nous aborderons notamment la question de l’entretien approfondi par téléphone, pleine d’enjeux dans un contexte de récits parfois délicats, et proposerons un prolongement de la réflexion autour de cette méthode.
En reprenant le processus de recherche dit « 3D », on note que l’étude ne se base que sur des sources humaines multiples « suscitées ». Si d’autres études relèvent un sexisme et harcèlement sexuel importants dans le milieu hospitalier de manière générale (Ibrahim & Riley., 2023, 1), aucune enquête n’a été menée spécifiquement sur la région lausannoise et ses étudiants avant celle de 2018. Ce choix se justifie donc par l’absence de documents et de données préexistants.
Afin de mener à bien le projet, un questionnaire en ligne a été distribué en avril à huit-cents étudiants en médecine – un échantillon très général, convenant (l’association a un accès facile aux contacts via l’université) mais tout de même pertinent (puisque les étudiants sont confrontés aux stages à plusieurs reprises durant leurs études et peuvent témoigner de leurs expériences individuelles). L’aspect « en ligne » permet aussi de respecter l’anonymat.
Le sondage mêle à la fois quantitatif et qualitatif. Dans un premier temps, les questions sont fermées, sous forme de questionnaire à choix multiple (sur le genre de la victime, son niveau d’étude, le lieu, le type d’agression, le genre et la fonction de l’agresseur…). « Mode fondamental de collecte de données » (Becker, 1986, 106), le questionnaire permet d’analyser les tendances majoritaires (ici, que les comportements indécents émanaient pour la plupart d’hommes envers les femmes, et des supérieurs envers les stagiaires), d’émettre des rapports afin d’envisager des solutions futures ciblées et de produire des statistiques qui nourriront d’autres études. Dans un second temps, des questions ouvertes permettent de récolter des données qualitatives sous forme de témoignages d’expériences uniques: on demande notamment au sujet de décrire avec ses mots la situation vécue et / ou les mots qui ont été utilisés. En tant que données non-computables, la méthode qualitative est la plus appropriée ; elle permet de décrire ‘de l’intérieur vers l’extérieur’ du point de vue subjectif des personnes qui participent – et donc pour le chercheur de se décentrer, de mieux comprendre les réalités sociales parfois méconnues ainsi que leurs processus (Flick et al., 2004, 3). Sur les cent huitante-cinq réponses, soixante témoignages forts sont relevés ; on peut déduire que les citations restituées dans la campagne en sont probablement tirées. Leur contenu a pu être analysé, puis catégorisé afin de comprendre la réalité à laquelle sont confrontés les étudiant-e-s :
En mêlant quantitatif et qualitatif dans ce questionnaire, les chercheurs ont donc pu interroger un large échantillon de personnes en peu de temps et de manière efficace.
Deuxièmement, un système de hotline a été mis en place afin de continuer à recevoir les témoignages et de réaliser par ce biais des entretiens approfondis par téléphone. Sans accès à de plus amples informations sur la tenue de ces entretiens, on peut cependant imaginer qu’ils sont semi-directifs, avec un guide de sujets ou de questions leur fournissant une structure de base, tout en permettant de rester flexible afin d’approfondir la discussion. L’accueil s’effectue par des étudiants en médecine, qui récoltent et transcrivent l’information anonymement ; parler entre pairs favorise ainsi l’instauration d’un lien de confiance et les confidences, et peu participer à réduire les dynamiques hiérarchiques régissant tout entretien (Narayan & George, 2001, 820). Au besoin, les victimes sont ensuite réorientées vers des professionnels.
On peut néanmoins se poser la question de l’usage du téléphone dans le cadre de la récolte de témoignages de victimes. En effet, si ce dernier est communément validé dans le cadre des méthodes quantitatives (Novick, 2008, 391), en sciences qualitatives il est considéré par beaucoup comme une alternative inférieure aux entretiens face-à- face (Drabble et al., 2016, 119). Le téléphone aurait d’abord une action sur l’établissement de la relation entre les interlocuteurs, capitale dans le processus d’interview, et donc sur l’approfondissement de la discussion (Novick, 2008, 395) ; les réponses perdraient donc en quantité et en qualité, comme le note R. Shuy en parlant par exemple de répondants « plus évasifs » dans leurs réponses au téléphone (2014, 539). La perte de repères visuels pourrait elle aussi impacter la qualité de l’information, en l’absence de données non-verbales (expressions faciales, langage corporel) et contextuelles (environnement, apparence physique, manières…) qui apportent des indications non-négligeables et contribuent à l’interprétation (Novick, 2008, 395). D’autres désavantages sont encore cités, comme la perte de spontanéité (Opdenakker, 2006, 5), les distractions potentielles de leur environnement et la durée en général limitée de l’interview (Novick, 2008, 393), qui nuisent à la qualité et à l’approfondissement de l’entretien.
Les nombreux désavantages restent cependant à relativiser dans notre cas. Outre les avantages logistiques qu’il offre (Drabble et al., 2016, 119), le téléphone permet d’accroître le sentiment d’anonymat chez l’interviewé, ce qui en fait une méthode
particulièrement adaptée dans la collecte de données sur un sujet sensible (Drabble et al., 2016, 121) comme le harcèlement sexuel. Dans la privacité de leur environnement, les répondants seraient relaxés et plus disposés à divulguer des informations intimes (Novick, 2008, 391) sans être gênés par la prise de notes intrusive de leur interlocuteur (Drabble et al., 2016, 119).
L’usage du téléphone reste donc approprié malgré ses failles. Afin de récolter le meilleur témoignage possible, il importe cependant que les étudiant-e-s en charge de la hotline soient conscient-e-s des enjeux de ce mode et formé-e-s aux stratégies à mettre en place en conséquence : cultiver le lien et maintenir la connexion (via une conversation informelle et le partage d’informations réciproques), être réceptif au contenu et préoccupations de l’interlocuteur (par exemple en montrant son écoute par des vocalisations telles que « uh-huh ») (Drabble et al., 2016, 125) et choisir des mots et une intonation empathiques et non-porteuses de jugement (Novick, 2008, 395).
L’enquête menée par CLASH a réussi à récolter de nombreuses données et témoignages par le biais de son questionnaire et hotline ; son aboutissement sur une campagne de sensibilisation impactante, exposant les propos-chocs tirés des récits d’expériences individuelles, en est la preuve. Si cette dernière méthode compte son lot de désavantages par rapport à l’entretien face-à-face, sa propension à l’anonymat fait néanmoins d’elle un bon outil dans le cadre de récits de victimes. Afin d’exploiter son potentiel au maximum, il convient d’explorer ses enjeux et de mettre en pratique les stratégies établies par la recherche dans ce domaine.
Sources
Articles
BECKER, Howard. (1986 (1970)). Biographie et mosaïque scientifique. Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, pp. 107-110.
DELAFOI, Florian. (2018, 26 novembre). Le CHUV prend des mesures contre le sexisme. Le Temps [en ligne]. URL : https://www.letemps.ch/suisse/vaud/chuv- prend-mesures-contre-sexisme [Page consultée le 7 janvier 2024].
DRABBLE, Laurie, TROCKI, Karen, SALCEDO Brenda, WALKER, Patricia, & KORCHA, Rachael. (2016). Conducting qualitative interviews by telephone: Lessons learned from a study of alcohol use among sexual minority and heterosexual women. Qualitative Social Work, 15(1), pp. 118-133.
FLICK, Uwe et al. (2004). What is qualitative research? An Introduction to the field. In A Companion to Qualitative Research, London, Sage.
IBRAHIM, Darya, & RILEY, Ruth. (2023). Female Medical Students’ Experiences of Sexism during Clinical Placements: A Qualitative Study. Healthcare, 11(7). URL: https://www.mdpi.com/2227-9032/11/7/1002 [Page consultée le 6 janvier 2024].
NARAYAN, Kirin, & GEORGE, Kenneth. (2001). Personal and Folk Narrative as Cultural Representation. In J. F Gubrium & J. A Holstein (Eds.), Handbook of Interview Research (pp. 815-831). SAGE Publications, Inc.
NOVICK, Gina. (2008). Is there a bias against telephone interviews in qualitative research? Research in nursing health, 31(4), pp. 391-398.
OPDENAKKER, Raymond. (2006). Advantages and Disadvantages of Four Interview Techniques in Qualitative Research. Forum Qualitative Sozialforschung / Forum: Qualitative Social Research [en ligne], 7(4), Art. 11, pp. 1-13. URL:https://www.qualitative-research.net/index.php/fqs/article/view/175/392 [Page consultée le 7 janvier 2024].
SHUY, Roger. (2001). In-person versus telephone interviewing. In J. F Gubrium & J. A Holstein (Eds.), Handbook of Interview Research (pp. 536-555), SAGE Publications, Inc.
Sites internet
CHUV. (n.d.). Page « Campagne contre le sexisme et le harcèlement », [en ligne].
URL : https://www.chuv.ch/fr/chuv-home/espace-pro/journalistes/espace-de- telechargement/campagne-contre-le-sexisme-et-le-harcelement [Page consultée le 6 janvier 2024].
CLASH. (n.d.). Page « À la une », [en ligne]. URL : https://www.clash-lausanne.ch [Page consultée le 6 janvier 2024].
CLASH. (n.d.). Page « Formulaire de témoignage de harcèlement sexuel et sexisme », [en ligne]. URL : https://redcapmed.unifr.ch/surveys/?s=9H8FNLYYW9 [Page consultée le 6 janvier 2024].
Ce travail a été réalisé pour le cours “Méthodes qualitatives des sciences sociales pour la communication et les médias”, dans le cadre du Master en création de contenus et communication d’intérêt général de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) de l’Université de Neuchâtel.